L'histoire

Comment expliquer que chaque année, depuis 120 ans, acteurs et spectateurs partagent, à Bussang, village lorrain à la lisière de l’Alsace, la magie et l’émotion d’un instant de théâtre ?

 

La vigueur de l’utopie initiale formulée et mise en œuvre avec une sincérité inébranlable par Maurice Pottecher explique que parmi les multiples expériences de théâtre populaire qui émergent au tournant des XIXe et XXe siècles, seule celle de Bussang a résisté au passage du temps. Elle justifie également l’engagement de tous ceux qui font vivre ou accompagnent aujourd’hui l’aventure.

 

     En 1895, après une première tentative réussie en 1892, Maurice Pottecher quitte le milieu artistique et littéraire parisien dans lequel il avait débuté sa carrière d’homme de lettres pour revenir dans son village natal, où son père et son frère, tout en dirigeant une usine, assument successivement la fonction notabiliaire de maire. Tout à la fois auteur, metteur en scène, acteur et chef de troupe, il entend alors proposer un théâtre « par l’art, pour l’humanité », devise aujourd’hui encore inscrite au fronton du Théâtre du Peuple. Il s’agit d’inventer un théâtre qui, loin de Paris, pourrait renouveler l’art de son temps, tout en s’adressant au plus grand nombre. Fort d’un immédiat rayonnement national et international, le Théâtre du Peuple devient une « ruche » à l’arrivée de l’été pour proposer, chaque année, des spectacles du répertoire pottecherien. Le décès de Maurice Pottecher en 1960 n’interrompt pas ce fonctionnement puisque son héritier spirituel Pierre Richard-Willm, comédien devenu célèbre pour ses rôles de jeune premier au cinéma au cours des années 1930, poursuit la direction artistique. À partir de 1971 se succèdent divers metteurs en scène qui assument la direction du théâtre, dont l’équipe se professionnalise progressivement.

 

     Ce théâtre exceptionnel se démarque des lieux culturels habituels par son bâtiment de bois au fond de scène qui s’ouvre sur la nature, par son public fidèle, qui vient au théâtre vivre un moment tout autant qu’assister à un spectacle, et par ses spectacles qui entremêlent amateurs et professionnels, dans le respect d’une grande exigence artistique. Le Théâtre du Peuple est devenu un exemple à suivre pour les artistes se revendiquant du théâtre populaire, en particulier pour ceux qui ont mis en œuvre la décentralisation dramatique après la Seconde Guerre mondiale et ont construit les fondations du « théâtre de service public », au croisement du théâtre populaire et du théâtre d’art. Il constitue encore aujourd’hui un creuset pour penser les dynamiques et les tensions qui traversent l’art théâtral.

 

     De cette utopie en actes découlent quatre éléments fondamentaux qui constituent l’identité du Théâtre du Peuple-Maurice Pottecher tout en ayant évolué au cours de son histoire. 

 

Un bâtiment de bois et une scène ouverte sur la nature vosgienne

     L’ouverture du fond de scène sur la colline arborée est aujourd’hui un moment incontournable de la représentation pour les spectateurs comme pour les metteurs en scène qui viennent créer à Bussang. Soudainement, quand les portes s’ouvrent, le monde et le théâtre se mêlent, et l’art se voit transfiguré par son contact avec la nature. Dès les origines, Maurice Pottecher, dans le sillage wagnérien, voit dans ce dispositif unique un moyen de régénérer le théâtre de son temps et de lui rendre son « authenticité », en référence au mythe grec. Par ailleurs, le bâtiment qui étonne aujourd’hui tous les visiteurs de ce lieu s’est construit progressivement, avec l’aide des entreprises locales, passant d’un simple cadre délimitant le paysage dans le pré attenant à la propriété familiale, à un théâtre-chalet, tout de bois, classé Monument Historique en 1976.

 

La recherche d’un public nombreux et diversifié

     Maurice Pottecher souhaite d’emblée s’adresser à tous, au peuple entendu comme l’ensemble des classes sociales, la totalité de la nation, tant les bussenets parmi lesquels il a grandi que ses amis intellectuels parisiens ou les touristes de passage. Cette conception unanimiste et idéelle peut être rapprochée de celle que développera dans les années 1950 Jean Vilar, directeur du Théâtre National Populaire et défenseur d’un théâtre de service public.

Cette volonté de rassembler un public nombreux traverse toute l’histoire du lieu, répondant également à des préoccupations économiques, le Théâtre du Peuple ayant toujours fortement dépendu de ses recettes propres. Aujourd’hui, même si la composition du public ne diffère pas significativement de celle des autres lieux culturels, ce dernier se caractérise par sa fidélité au lieu et parfois par la longévité de sa fréquentation, liée au caractère familial, convivial et festif d’une journée passée à Bussang.

 

Un répertoire varié, de haute qualité artistique et adapté au lieu

     Refusant de limiter le théâtre populaire à un genre ou à un style déterminé, Maurice Pottecher a écrit pour le Théâtre du Peuple un répertoire de plus cinquante pièces, dont l’unité repose sur la simplicité et la lisibilité des enjeux dramatiques. Son répertoire célèbre tout à la fois l’attachement à la terre vosgienne et lorraine, l’appel à la réconciliation et la condamnation de toute forme de division au sein des communautés humaines. Ces valeurs humanistes et chrétiennes sont portées par une langue poétique, qu’elle soit en vers ou en prose. La visée morale de ces textes explique en partie le progressif décalage dont le Théâtre du Peuple souffre dans la seconde moitié du XXe siècle. À partir de 1973, le répertoire s’ouvre à d’autres auteurs (Shakespeare, Beaumarchais, Tchekhov, Brecht, Ibsen…) et l’exigence artistique associée au théâtre d’art est maintenue. Aujourd’hui, les pièces présentées mêlent grands textes du répertoire, œuvres contemporaines et commandes de pièces écrites spécifiquement pour le lieu, renouant ainsi avec la tradition pottecherienne.

 

La rencontre des amateurs et des professionnels

     Pour s’adresser à tous, Maurice Pottecher mise sur des textes susceptibles de fédérer la salle en une émotion commune mais aussi sur une scène reflétant la diversité attendue dans le public. Ainsi, sur les planches du Théâtre du Peuple se côtoient, dès les origines, les amis lettrés et artistes, parisiens ou vosgiens, de Maurice Pottecher, les membres de sa famille, des habitants de Bussang, ouvriers et paysans, etc. Camille de Saint-Maurice, égérie du théâtre symboliste sous le nom de Georgette Camée, connue à Bussang sous le nom amical de « Tante Cam »tient les principaux rôles dans les pièces composées par son époux et forme des générations de comédiens, dont Pierre Richard-Willm. Celui-ci tient de grands rôles, en compagnie des acteurs non professionnels qui composent « la colonie d’amis » s’investissant tout l’été pour la réalisation et l’interprétation des spectacles. Jusque dans les années 1970, la distribution se compose généralement d’un ou deux comédiens de métier et de nombreux acteurs dont l’expérience théâtrale s’est forgée au Théâtre du Peuple. Depuis cette période, le nombre de professionnels s’est accru, sans que les amateurs ne quittent jamais la scène. Ainsi, l’alliance entre amateurs et professionnels, qui partagent le temps d’un été « en résidence » le privé et le métier, l’intensité de la création et les aléas de la vie, se perpétue chaque année. Lieu de référence pour la formation et la pratique des amateurs, le Théâtre du Peuple accueille aujourd’hui des acteurs de la France entière.

 

     Ainsi, le Théâtre du Peuple de Bussang se présente comme un lieu complexe, singulier, en même temps qu’étonnement stable. Les idéaux qui ont présidé à sa fondation continuent de guider tous ceux qui s’y investissent et continuent de définir un « esprit du lieu » vivace, perceptible par tous ceux qui le fréquentent. Si son fonctionnement s’est au fil des années professionnalisé, si l’Etat, désormais propriétaire du bâtiment, et les collectivités soutiennent son projet, sa gouvernance continue de défendre une singularité, grâce à la présence active et engagée des membres de l’association du Théâtre du Peuple. Il continue de susciter des engagements, des attachements et des appropriations diversifiés et de réunir autour de son projet humaniste des spectateurs, des professionnels, des amateurs, mais aussi des bénévoles et des héritiers de la famille du fondateur.

 

Boisson Bénédicte et Denizot Marion, Le Théâtre du Peuple de Bussang : cent vingt ans d’histoire, Arles, Actes Sud, 2015.
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